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Un appel aux médias suédois de s’inspirer de l’idéal du mouvement Black Lives Matters. Un article de débat par Joseph R. Kafuka.
Alors que le meurtre de George Floyd à Minneapolis et le mouvement de protestations qui s’en est suivi ont plané sur la récente période électorale aux USA et ont forcé des médias américains à s’interroger sur le racisme institutionnel en leur sein, en Suède c’est un appel contre la discrimination au sein de la radio publique qui a attiré l’attention. Mais les changements souhaités se feront encore attendre.
Fin septembre 2020, un appel interne accuse Sveriges Radio, la radio publique, de ”traiter ses journalistes de manière différente en raison de leurs origines, ainsi que de manquer d’expertise en matière de diversité dans les reportages”. Quatre journalistes de la radio suédoise sont à l’origine de cette initiative qui récolte le soutien d’autres employés qui approuvent la démarche consistant à publier cet appel interne contenant de critiques sévères. Celles-ci se rapportent à la pratique du journalisme au sein de la radio suédoise, à l’environnement de travail, au processus de recrutement. Ils estiment notamment qu’il y a ”un manque d’expertise en matière de diversité dans les rédactions”. Ce qui aurait entre autres, affecté les reportages sur les manifestations de Black Lives Matter aux USA.
La réaction de la direction générale de Sveriges Radio face à cet appel, est globalement mesurée, circonspecte, estimant simplement que après avoir soigneusement examiné et vérifié les exemples mentionnés dans l’appel, il a été constaté que, dans certains cas, il manque des faits et dans d’autres, les informations sont incorrectes.
En 2016, le gouvernement suédois lance l’alerte, en décidant du premier plan national suédois contre le racisme et les crimes de haine, déclarant qu’il faut davantage de connaissances, d’éducation et de recherche. Mais aussi que la société civile devrait recevoir un soutien accru et que le dialogue entre la société civile, le gouvernement et les autorités devrait être approfondi. Dans le cadre de ce travail, le gouvernement confie mandat aux conseils administratifs des comtés pour accroître les connaissances et la sensibilisation des acteurs du marché du travail au racisme, en mettant l’accent sur l’afrophobie. Car, c’est ici que la discrimination et le racisme apparaissent dans toute leur splendeur.
Le premier ministre suédois a beau lancé cet appel pathétique, pour un travail continu, afin de repousser les structures et les idées racistes, où la responsabilité incombe à tous, dans chaque partie de la société. Rien n’y fait.
“Depuis quelques années, je suis témoin des conversations avec des personnes qui ont vu leur carrière professionnelle freinée par le racisme dans les milieux professionnels, et les médias de ce pays”. Constat sans appel d’un observateur avisé. ”Aujourd’hui, il n’y a que très peu de représentation des personnes racisées dans les médias suédois. L’absence de diversité dans la sphère médiatique et globalement dans toutes les structures institutionnelles est intimement liée aux questions de discrimination, qui sont au coeur du débat”. Il s’agit d’une réalité en miroir de celle que connaissent ces minorités dans la vie quotidienne: multiples obstacles pour l’obtention d’un emploi, l’admission dans l’enseignement supérieur, au logement etc
En résumé, les médias ne sont qu’un lieu représentatif où les personnes racisées sont à la fois sous-représentées et victimes de discrimination. Il s’agit d’un phénomène structurel, c’est-à-dire qui trouve son origine dans la façon même dont ces médias sont organisés. Il y a très peu de personnes racisées dans les équipes et quasiment aucune à des postes de direction. Dans un secteur où les emplois fixes se font rares, où de nombreux collaborateurs travaillent en freelance, s’exprimer sur la discrimination signifie avoir du courage et prendre le risque d’être marginalisé.
En mai 2018, le Comité des Nations-Unies pour l’élimination de la discrimination raciale a publié un rapport recommandant au gouvernement suédois ”prendre immédiatement des mesures nécessaires pour protéger les Afro-suédois, les personnes d’ascendance africaine contre les crimes de haine raciste et les discours de haine; enquêter, poursuivre et sanctionner les auteurs, y compris les professionnels des médias. Il lui demande aussi de ”mener des études sur la ségrégation de facto; assurer la mise en oeuvre du programme de réforme pour lutter contre la ségrégation (2017-2025) en vue de mettre fin à la ségrégation économique. Il recommande enfin au gouvernement suédois de”prendre des mesures pour promouvoir la tolérance, le dialogue interculturel et le respect de la diversité, en s’adressant en particulier aux journalistes. (…)
L’absence de mesures conséquentes à des comportements racistes crée dès lors, une presse qui colporte des stéréotypes, des préjugés. Une presse qui omet parfois de replacer les sujets dans leur contexte historique.
A titre illustratif, les formes négatives d’immigration sont les plus exploitées et fréquentes dans les journaux, selon une enquête réalisé par le professeur Jesper Strömbäck. Une enquête ayant couvert la période 2010 à 2015. Son travail a consisté en un sondage quantitatif sur la manière dont quelques journaux à savoir, Dagens Nyheter, Svenska Dagbladet, Aftonbladet et Expressen, ont rendu compte de l’immigration, du 1er janvier 2010 au 30 juin 2015. Ainsi, son rapport note que les articles des journaux ciblés ne donnaient pas une image fidèle de l’immigration en Suède. L’immigration des réfugiés est généralement exagérée et les comportements négatifs mis en relief. Il est constamment affirmé que l’immigration contribue à la criminalité et à l’affaiblissement de la cohésion sociale en Suède. La seule forme positive de l’immigration sporadiquement évoquée est sa contribution à l’offre des compétences sur le marché du travail.
Selon la même enquête, les nouvelles négatives se rapportant à l’immigration ont une valeur plus importante que les nouvelles positives. Et quelle que soit l’explication choisie, la probabilité est que le rapport d’information affecte négativement l’opinion des gens sur la manière dont l’immigration est percue. Ainsi, l’opinion publique surestime à la fois l’étendue des problèmes liés à l’immigration et à ses coûts. En revanche, elle sous-estime les avantages et les opportunités qu’elle engendre. Aussi, le vocabulaire utilisé influence la perception que le public a de la crise migratoire et qui revient régulièrement à la Une des journaux et dans les discours politiques depuis 2015. Plusieurs médias ont parfois inconsciemment, nourri par leur couverture de la crise, par le choix des mots et des images, un discours de l’invasion et de la peur.
Aujourd’hui, la pandémie de la Covid-19 a mis en lumière de pratiques de profilage racial et de harcèlement ciblé dans douze pays européens au moins, selon un récent rapport publié par Amnesty International. La mauvaise utilisation de termes comme ”illegal immigrants” (immigrants illégaux) pour décrire les demandeurs d’asile, ainsi que la tendance à présenter les réfugiés comme des personnes aux valeurs culturelles incompatibles, créent une perception de la migration comme une ménace, plutôt qu’un phénomène quotidien que l’Europe vit depuis des centaines d’années.
Ainsi, le débat est grand ouvert. Les manifestations contre les violences policières aux Etats-Unis d’Amérique ont permis de démarrer une discussion autour du racisme dans les rédactions du monde.
En ce XXIème siècle, les enfants des milliers d’afro-suédois ne peuvent se construire pleinement si tous les héros et héroïnes auxquels ils peuvent s’identifier sont de la même race, c’est-à-dire blancs. Or, les médias écrits et audiovisuels, les films, les spectacles, les livres bref, tout ce qui concourt à s’intégrer dans la société à laquelle on est sensé appartenir, renvoient à des personnages principalement blancs! Des médias à la fois indépendants et pluralistes dans toute la diversité sont indispensabes au débat démocratique et à la formation de la conscience. Dans pareil contexte, l’appel (VemsSR) des journalistes SR ne peut laisser indifférent.
Généralement, exister et vivre en tant qu’individualité dans une société humaine suppose la capacité à rencontrer les autres, à conduire des actions communes et/ ou collectives. Blancs, hommes, noirs, femmes, jaunes, chrétiens, rouges, musulmans … peu importe la race, le sexe, l’appartenence religieuse, les convictions, nous devons accepter l’existence de la magie de l’intelligence collective; une intelligence au sens de la capacité à mettre ensemble des opinions différentes, des expériences différentes, des parcours différents, des avis divers et parfois tranchés, mais qui nous pousse à la fois au dialogue, au respect mutuel, à l’exercice de se mettre ensemble pour travailler et produire ensemble. Voilà le défi qui hante la Radio publique suédoise, Sveriges Radio qui devrait remédier à la sous-représentation des employés appartenant à quelques minorités raciale et ethnique. Il faut diversifier les salles de rádaction afin d’enrichir le travail journalistique. C’est cela la clé qui aidera à sortir de cette impasse.
Au plan strictement professionnel, la Sveriges Radio et tous ses journalistes sont des acteurs sociaux comme d’autres, restant vigilants face aux stéréotypes, mais ayant parfois des préjugés inconscients. Ils ne sont pas à l’abri de ressasser certains clichés touchant des minorités. L’objectif ici n’est pas de donner des lecons ou d’accabler la direction de la Sveriges Radio. Elle a le droit d’énoncer ses priorités et de faire ses choix. Dès lors, elle doit savoir qu’elle est observée, décryptée, surtout lorsqu’elle a une approche sélective dans ses choix. Tout le personnel sans distinction, a droit au même traitement, nonobstant les clichés véhiculés, et même s’il demeure difficile d’évaluer la responsabilité individuelle ou collective face au phénomène sociétal qu’est la discrimination raciale.
Joseph R. Kafuka • 2021-02-05 Joseph R. Kafuka est un journaliste originaire du Congo-Kinshasa où il a été le fondateur d'un réseau de journalistes congolais contre la corruption (REJAC). En Suède, il est consultant au "Female Film Festival" de Malmö et membre de l'association des professeurs de langue française.